9.

 

 

C’est probablement la décision la plus irréfléchie que j’ai prise de ma vie, pensa Fleur en regardant par la fenêtre du bus dans lequel elle était montée à Concord, dans le New Hampshire. Elle s’était fait une fête de passer Noël avec Duncan. Tous deux avaient émis le souhait qu’elle assiste au Festival de la Joie, même s’il risquait d’être très occupé, mais elle savait que ce n’était pas raisonnable. Elle avait déjà prévu de venir pour les vacances deux semaines plus tard, et les vols étaient si chers.... Mais l’autre jour, de manière inattendue, Mme Kane lui avait remis un chèque de deux mille dollars.

« Grâce à vous, Jimmy est très heureux au jardin d’enfants, avait-elle dit à Fleur. Il a toujours été si timide. Vous l’avez fait sortir de sa coquille. Je vous en prie, acceptez ce cadeau et offrez-vous quelque chose qui vous fasse particulièrement plaisir. »Fleur n’avait pas mis longtemps à imaginer en quoi consisterait ce « quelque chose » - l’occasion de faire une surprise à Duncan en arrivant à l’improviste à Branscombe pour le Festival de la Joie. Elle espérait qu’on l’autoriserait à donner un coup de main chez Conklin, ce qui lui permettrait de rester avec Duncan pendant tout le week-end et de connaître les collègues dont il parlait tant. Récemment, il avait laissé entendre qu’il lui offrirait un cadeau spécial pour Noël. Elle espérait, sans trop y croire, que ce serait une bague de fiançailles.

Fleur avait pu prendre un jour de congé le vendredi. Le jeudi, avant de partir pour l’aéroport, elle avait appelé Duncan, mais il n’avait répondu ni sur son portable ni sur la ligne fixe. Il travaille probablement tard, avait-elle pensé. Elle n’aimait pas lui mentir, même un peu, mais il le fallait si elle voulait lui faire la surprise.

Elle laissa un message sur le répondeur. « Je suis sortie faire des achats de Noël. La batterie de mon portable est presque à plat. Lorsque je serai de retour à la maison, tu seras couché. Je te rappellerai demain matin. » Et elle termina par : « Je t’aime, Duncan. »

Elle savait qu’il ne pourrait pas lui parler quand elle serait en vol et elle ne voulait pas qu’il s’inquiète.

Dans l’avion, Fleur était trop excitée pour fermer les yeux. Chaque seconde la rapprochait de Duncan et elle allait enfin connaître Branscombe. Quand elle atterrit à l’aéroport de Logan, à six heures du matin, elle s’étonna de ne pas avoir de message de Duncan. Il en laissait toujours, même sachant qu’elle ne pourrait pas les recevoir.

Une heure et demie plus tard, pendant qu’elle attendait le départ du premier bus pour le New Hampshire, elle le rappela. Sans plus de résultat. Le cœur un peu serré, elle tenta de se rassurer. Il était peut-être sous sa douche. Elle laissa un message lui demandant de la rappeler sur le ton de la plaisanterie : « Tu vas me trouver folle. Il est quatre heures et demie du matin en Californie, mais je suis réveillée. J’ai trouvé bizarre de ne pas te parler hier soir avant de me coucher. Je vais me rendormir, mais si tu reçois mon appel, laisse-moi un message. » Elle éteignit son téléphone. Elle ne pouvait pas lui parler tant qu’elle était dans le bus, au cas où quelqu’un à côté d’elle aurait élevé la voix.

Elle avait pris le car pour Concord et changé pour le bus local à destination de Branscombe. Maintenant qu’elle approchait de la ville où habitait Duncan, l’inquiétude l’envahissait. Il n’avait toujours pas essayé de la rappeler.

Je vois des problèmes là où il n’y en a pas, se dit-elle. Et si Duncan n’avait pas envie de ce genre de surprise ? Il était si méthodique et organisé. Cette arrivée à l’improviste, alors qu’il était du genre à vouloir que tout soit parfait pour sa première visite, n’était peut-être pas une bonne idée après tout.

Tout au long du trajet, traversant la campagne enneigée, Fleur se persuada que tout irait bien. Quand le bus passa devant un panneau où était inscrit : BIENVENUE À BRANSCOMBE, elle eut la certitude qu’elle allait aimer cette ville. À la gare routière, elle descendit la première. Elle ralluma son téléphone. Toujours pas de message. Le cœur battant, elle alla aux toilettes se refaire une beauté.

Pas étonnant qu’ils aient baptisé ce vol « Yeux rouges », pensa-t-elle en contemplant sa mine épuisée. Elle se lava les dents, se rafraîchit le visage, se maquilla légèrement et se recoiffa. Je ne suis pas en beauté, mais peu importe, et je ne pense pas que Duncan s’en souciera.

Elle avait trouvé l’adresse de Conklin’s Market sur le Web et imprimé l’itinéraire à partir de la gare. Le magasin n’était qu’à quelques blocs de distance. Une fois dans la rue, elle tourna sur sa droite, en direction de Main Street, et se mit à marcher, prenant plaisir à entendre la neige crisser sous ses pas. Au croisement, elle s’arrêta avant de tourner à gauche. Main Street avait le charme désuet qu’elle avait imaginé. Les lampadaires d’un modèle ancien, les rangées de boutiques pimpantes, les petits sapins de Noël décorés en bordure des trottoirs, tout était digne d’une carte postale. Duncan lui avait dit que les arbres s’illumineraient sur le passage du Père Noël à l’ouverture du Festival. Elle sourit à la vue d’une jeune femme qui sortait un bébé de sa poussette et l’asseyait dans le siège d’une voiture. C’est ce que j’aimerais faire un jour, pensa Fleur. Elle passa devant le drugstore, devant une agence immobilière. Puis, de l’autre côté de la rue, elle vit un homme et une femme postés devant la vitrine d’une bijouterie, en train d’examiner l’étalage. Ils travaillent sans doute ici, se dit-elle – aucun des deux ne portait de manteau. Elle les vit rentrer précipitamment dans la boutique. Si Duncan m’offre une bague pour Noël, peut-être l’a-t-il achetée là. Le doute revint alors la tarauder. Dans ce cas, pourquoi ne m’a-t-il pas appelée ?

Elle finit par arriver devant Conklin’s Market. Un peu plus grand que dans son imagination, il possédait encore l’aspect d’un magasin de fournitures générales du XIXe siècle. La devanture était peinte en rouge et soulignée de noir. Sur l’enseigne on lisait : « Conklin’s Market — Entrez, soyez les bienvenus. »

Mais quand Fleur eut franchi la porte, l’atmosphère ne lui parut en rien accueillante. Il y avait de longues queues à chaque sortie, avec des caissières qui faisaient leur travail en bougonnant. Elle eut l’impression que tous les employés étaient d’une humeur de chien.

Duncan lui avait raconté que le rayon des fruits et légumes était toujours installé à droite ou à gauche du magasin. N’en voyant aucune trace près de la porte d’entrée, Fleur traversa les allées jusqu’au mur le plus éloigné sur sa droite. Je vais lui dire rapidement bonjour et lui demander la clé de sa maison, pensa-t-elle nerveusement. Mais en arrivant devant le rayon, elle ne vit aucune trace de Duncan. Une femme aux cheveux noirs traversés par une mèche blanche s’emportait contre un très jeune homme. Des pommes s’étaient répandues sur le sol, roulant dans toutes les directions.

« Que s’est-il passé ? hurlait la femme.

— J’ai dû faire une pile trop haute.

— En effet ! Ramassez-les, remettez-les en place et déballez les bananes. Regardez-moi ces raisins ! Je vous ai dit de les vaporiser, pas de les noyer ! »

Oh, mon Dieu, pensa Fleur. C’est sans doute la femme du propriétaire, celle qu’ils appellent la Mouffette. Mais où est Duncan ? Il y a quelque chose d’anormal.

La femme se dirigeait vers elle.

« Excusez-moi, dit Fleur rapidement. Duncan Graham est-il là ? »

Un éclair de fureur traversa le regard de la femme qui répondit avec un ricanement : « Vous vous fichez de moi. D’où sortez-vous ? Il a gagné des millions à la loterie hier soir avec quatre autres bons à rien qui travaillaient ici. Il ne reviendra jamais. Et on parle de gratitude ! »

Hors d’elle, elle tourna les talons.

Avec l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans l’estomac, Fleur baissa la tête pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux. Pourquoi ne l’avait-il pas appelée ? Mon premier geste, si j’avais gagné à la loterie, ou seulement joué, aurait été de le prévenir. Nous nous téléphonions pour les plus petites choses... Et même s’il pensait que la batterie de mon portable était à plat, il aurait laissé un message.

Une sombre pensée lui vint à l’esprit. Il ne m’a pas appelée parce que après avoir gagné à la loterie, il s’est dit qu’il trouverait quelqu’un de mieux. Ma mère avait raison. Elle accueillait la plupart des choses dans l’existence avec détachement, mais elle m’avait conseillé de réfléchir avant de m’engager avec un homme que j’avais connu par Internet et qui vivait à cinq mille kilomètres...

« Fleur, lui avait-elle dit, tu ne connais ni ses amis ni sa famille, tu ne sais pas où il habite. Sois prudente. »

Les paroles de sa grand-mère décédée résonnaient aussi dans ses oreilles : « Il faut connaître quelqu’un depuis un an avant de s’engager sérieusement. »

Duncan et elle s’étaient rencontrés sept mois plus tôt.

Je me suis couverte de ridicule, pensa Fleur en se frayant un passage à travers les caddies rassemblés autour des caisses. Mais je croyais le connaître. Il m’a promis l’autre soir de ne plus jouer à la loterie. Ses conseillers financiers lui ont dit que c’était de l’argent gâché. Qu’est-ce qui l’a fait changer d’avis ?

Fleur sortit avec soulagement du magasin. Elle ne cherchait même pas à cacher ses larmes. Je suis si fatiguée, songea-t-elle en chargeant son sac sur son autre épaule, s’apprêtant à regagner l’arrêt de l’autobus. Je vais devoir attendre des heures avant de trouver un bus qui reparte pour l’aéroport. Une femme d’un certain âge lui lança un regard de compassion en la croisant. Je parie qu’elle va se retourner et me demander si j’ai besoin d’aide. Je dois quitter la grand-rue au plus vite. Empruntant une ruelle entre deux magasins, elle traversa un parking et se retrouva sur une petite route de campagne.

En face d’elle se dressait une longue maison blanche portant une enseigne qui annonçait : LE REFUGE – MAISON D’HÔTES. C’est parfait, se dit-elle. Juste ce qu’il me faut. Je ne peux pas reprendre le bus tout de suite. J’ai besoin de me reposer et d’être seule.

Elle se mordit les lèvres, s’essuya les yeux et s’avança vers la maison. Un écriteau sur la porte invitait à sonner et entrer. J’espère seulement qu’ils ne sont pas complets, pensa-t-elle en appuyant son doigt sur le bouton. Elle ouvrit la porte et pénétra dans le petit vestibule. Sur le comptoir souriait un Père Noël électrique qui s’inclinait et agitait les bras. Sur sa gauche, elle aperçut un salon avec une grande cheminée, de confortables canapés, un tapis au crochet et un énorme arbre de Noël, resplendissant de guirlandes électriques, de décorations et de fils d’argent. Seul résonnait le tic-tac d’une horloge. Puis elle entendit des pas dans le couloir et une voix qui disait : « Je m’en occupe, Jed. »

Une femme d’allure imposante, ses cheveux gris noués en chignon, accueillit Fleur en s’essuyant les mains à son tablier. « Bonsoir, ma chère enfant. Vous êtes venue pour le Festival ?

— Euh, oui. Mais je ne peux rester qu’une nuit.

— Il nous reste une chambre libre. Agréable et tranquille, à l’arrière. Mais je dois vous prévenir : nous n’avons ni télévision ni radio ni Internet. » Elle rit. « Êtes-vous toujours intéressée ?

— Plus que jamais », dit Fleur, souriant malgré elle.

Après lui avoir remis sa carte de crédit et son permis de conduire, Fleur décela l’habituelle réaction devant son prénom. « Ainsi vous venez de Californie », dit la femme, sans manifester de surprise. Elle imprima sa carte sur une vieille machine dont Fleur n’avait jamais vu l’équivalent depuis des années. « Je m’appelle Betty Elkins. Notre pension est une affaire familiale. Nous ferons notre possible pour vous être agréable, il vous suffit de demander si vous avez besoin de quelque chose. Il y a quelqu’un en permanence. Nous servons le thé au salon à quinze heures avec des scones faits maison et de la crème. » Elle s’interrompit. «Vous avez entendu parler de notre festival jusqu’en Californie ?

— Oui », répondit Fleur, songeant tristement à ses conversations avec Duncan.

Elle se rendait compte que Betty Elkins brûlait d’envie d’en savoir davantage, mais un homme apparut à point nommé, visiblement son mari.

Betty se tourna vers lui. « Nous sommes complets, chéri », dit-elle joyeusement, avant de revenir vers Fleur. « Puis-je vous appeler Fleur ? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

— Fleur, voici mon mari, Jed. »

Jed lui serra la main. « Je suis venu chercher vos bagages, mais il semble que vous n’avez pas grand-chose, excepté ce sac.

— En effet, dit Fleur avec un haussement d’épaules tandis qu’il la débarrassait sans poser plus de questions.

— Montre-lui la chambre, Jed. Je dois surveiller mes biscuits de Noël. Ils sont presque cuits. »

Jed précéda Fleur dans l’escalier et dans le couloir jusqu’à une chambre confortable tapissée de papier à fleurs jaunes, meublée d’un lit à baldaquin recouvert d’un quilt jaune à motif de jonquilles, d’un rocking-chair, d’une table de nuit et d’une commode. « La chambre convient parfaitement à une jeune fille portant votre prénom », fit-il remarquer en posant le sac sur une chaise. « J’espère que vous vous y plairez.

— J’en suis sûre. Merci. »

Quand elle eut refermé la porte derrière lui, elle mit le verrou, enleva son manteau, puis s’assit sur le lit et ôta ses tennis.

Je ne me suis jamais sentie aussi seule, pensa-t-elle. Je croyais sincèrement qu’il m’aimait. Mais s’il avait voulu rester avec moi après avoir gagné tout cet argent, il m’aurait certainement appelée à cette heure. Elle éteignit son téléphone portable, se renversa en arrière dans les oreillers mœlleux et s’endormit sur-le-champ d’un sommeil agité.

Le mystere de noel
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